ESPACES DE PENSÉES ET DE RÊVES de Régis Durand (voir la biographie)
. (Walter Benjamin, Brèves Ombres < I >)
Une des expositions récentes d’Henri Olivier était intitulée Prémisses d’un paysage (1). Les prémisses sont, en logique, les deux premiers temps d’un raisonnement qui amènent à une conclusion. Dans le cas du syllogisme, cette conclusion est en quelque sorte déjà incluse dans les prémisses, créant ainsi le sentiment d’un « bouclage » causal et logique qui renforce le pouvoir d’évidence de ce qui apparaît alors comme les premiers temps annonciateurs de ce qui va advenir. On voit que ce terme rejoint pratiquement son homonyme, prémices , qui désigne précisément les premiers signes, les signes avant-coureurs. Il y aurait donc ici, dans l’intitulé de cette exposition, l’annonce d’un paysage à venir, comme si les sculptures exposées là étaient la forme condensée d’un paysage qui allait se déployer à partir d’elles (ou tout au moins que l’on pouvait imaginer se déployant à partir d’elles). Comment faut-il entendre cela ? Certes, nous savons bien que le paysage est dans une grande mesure une production de l’art (et aussi du travail des hommes) (2). Il n’est donc pas absurde de supposer qu’ Henri Olivier soit engagé dans une telle démarche, d’autant moins qu’il intervient souvent dans le paysage, non seulement pour y installer des œuvres (des sculptures), mais aussi pour le transformer et le recréer. Les sculptures que nous regardions alors dans cette exposition, semblaient avoir le double pouvoir de condenser une expérience passée du paysage, et d’être la matrice d’un paysage à venir. Elles étaient pareilles à des blocs d’une étrange énergie, à la fois centrifuge et centripète. Constituées d’éléments solides, bois calciné et métal pour l’essentiel, elles ne tenaient pourtant pas en place tant était grande la charge dont elles étaient porteuses.
Cette charge est d’abord symbolique et concerne évidemment la question de l’ombre. On sait quel pouvoir de séduction le terme et ce qu’il désigne exercent sur les esprits, jusqu’à la saturation. Tout se passe comme si ce mot contenait en lui-même le pouvoir de multiplier les connotations, pour évoquer toutes sortes de sensations, à l’infini, comme s’il se nourrissait de sa propre matière. Henri Olivier, dans certains de ses travaux, semble avoir tenté d’arrêter ce processus d’expansion, qui finit par ôter toute valeur d’évocation. Fixer, par une découpe dans le métal, l’ombre changeante du feuillage d’un olivier, est un coup de force contre la dérive métaphorique. Mais réaliser une série d’œuvres sous le titre L’ombre de l’ombre, c’est aller plus loin encore, en arrêtant et relançant simultanément le processus. Il y a tout d’abord des souches d’olivier calcinées, qui sont elles-mêmes, et doublement, des ombres, des fantômes comme ceux qu’a pu produire un désastre (et qu’un artiste comme Pascal Convert a relevés et inclus dans certaines de ses oeuvres, en prenant l’empreinte d’arbres atomisés à Hiroshima, ou enfouis dans les champs de bataille de la Grande Guerre) (3)
Devenue, en un sens, ombres, la souche ou le bloc de bois calcinés n’en restent pas moins sculptures, volumes qui vont engendrer leurs propres ombres sur les murs, lesquelles vont faire l’objet d’une découpe dans du métal et s’adjoindre comme un troisième terme à la sculpture d’origine. Ce geste, qui unit une chose, son ombre et une image de cette ombre, constitue un défi au temps, puisque l’ombre est par nature variable, instable, fonction de la lumière et du temps (qu’il fait, qui passe). Ici, le temps semble s’être arrêté, et s’être amalgamé au reste des matériaux. Mais le bloc dans lequel il est pris est susceptible de jouer avec un autre dispositif, celui de la photographie – qui, comme on l’a plusieurs fois souligné, consiste lui aussi en un évidement, une sculpture de l’ombre afin d’en dégager une forme lumineuse (bien plus que la fameuse « écriture de lumière » dont on se contente paresseusement le plus souvent). Le paradoxe ici est que l’ « ombre » ainsi obtenue (la découpe métallique) est plus claire que l’objet dont elle est issue (elle est en inox) et qu’elle est donc susceptible à son tour de produire d’autres images : elle fonctionne (elle peut fonctionner) comme un miroir et engendrer des images virtuelles qui sont une autre forme d’ « ombre ». L’une et l’autre ont, comme la photographie, un fort caractère indiciel, c’est-à-dire qu’elles supposent un contact direct avec l’objet dont elles constituent une forme d’image, et par conséquent un témoignage de son existence. Les miroirs, semblables en cela à l’objectif des appareils photographiques, ont une définition plus ou moins grande. Un miroir sombre, en métal par exemple, comme c’est ici le cas, est susceptible de capter ce qui passe dans son champ, mais ce faisant il semble en absorber une partie et ne restituer l’image qu’assez imparfaitement, notamment en ce qui concerne les couleurs. Cette perte d’information n’est pourtant négative qu’au regard des lois de la catoptrique. En fait, elle a depuis fort longtemps été utilisée par les peintres, sous la forme des miroirs dits de Claude, qui permettaient aux artistes, grâce à la résorption des couleurs, de percevoir plus clairement les contours et le dessin des objets à peindre. Ce jeu de gains et de pertes était on ne peut mieux mis en scène dans une exposition récente d’un designer, Martin Szekely, qui présentait notamment un miroir noir de haute technologue, au poli et à la profondeur que seuls permettent les matériaux les plus sophistiqués (dans ce cas précis, le carbure de silicium). On pouvait également voir ce miroir en fonctionnement dans une vidéo de Mark Lewis qui, en couplant ce miroir à sa caméra, lui assignait pour mission de « lire » non pas un paysage, mais les salles de peinture flamande de la National Gallery de Londres, c’est-à-dire précisément les œuvres qu’un outil de même ordre avait pu contribuer à réaliser…Ce miroir noir bouclait ainsi une longue boucle dans l’histoire de l’art occidental (4), tout en mettant en évidence que l’idée d’une « sculpture de l’ombre » est un jeu infini de renvois, de vides et de pleins, de pertes et de gains. C’est un monde suspendu à ce jeu de renvois, et comme tout système bouclé sur lui-même, guetté par l’entropie.
La manière dont Henri Olivier y échappe est l’aller et retour entre sculpture et paysage. Le renvoi serré d’une ombre à une autre, dans les sculptures, s’ouvre dans l’extension du paysage et son indéfinition (par cela, j’entends que dans le paysage rien n’a la précision et le fini de l’objet-sculpture, il y a toujours des perturbations, du jeu). Le paysage fait entrer l’artiste dans un espace mouvant ( les théoriciens du langage diraient dans un espace diégétique ), celui de la variation et de l’échange. Cet échange -- la possibilité, le principe de cet échange – est essentiel, et ce d’autant plus s’agissant d’un travail dans lequel la circulation entre sculpture et paysage a réellement lieu. Toute intervention dans un espace est en effet l’amorce d’une parole, voire d’une narration, comme toute ombre est la marque d’une événement (je pense aux White Paintings de Robert Rauschenberg, qu’il concevait comme de véritables pièges à perturbations, à micro-événements, des « pistes d’atterrissage » des ombres des visiteurs, des poussières dansant dans la lumière, etc.). Autrement dit, pour reprendre le mot de Gérard Genette à propos de Proust, il y a une véritable « contagion du site » , à entendre dans les deux sens. Comme le site contamine et transforme l’image à laquelle il vient s’accoler, il est lui-même gagné par une contagion des formes qu’il s’efforce de reprendre à son compte et de maîtriser . A l’opposé du site, les « sculptures » sont plus autonomes, plus concentrées. Elle condensent en elles toutes les tensions que nous avons évoquées, en un noyau qui fait penser à l’énergie d’une métaphore, à sa capacité à effectuer des superpositions, des brusques déplacements (alors que le travail in situ serait plutôt de l’ordre de l’expansion métonymique, mais on sait que ces deux champs, ces deux « relations » fonctionnent souvent de concert) (5).
Il faudrait enfin parler des matériaux. L’un de ceux là, le film, joue en apparence un rôle mineur dans l’exposition, mais il en conditionne en fait la lecture. Le film a par nature une fonction « narrative », même si, en apparence, il ne raconte rien de précis, il capte la moindre variation de la représentation. Ici, Henri Olivier filme en plan fixe un drapeau dont l’ombre se projette sur le sol. Cette ombre bouge légèrement, elle change de forme et de taille, non sans rappeler parfois les « ombres » découpées dans le métal de la série « Ombre de l’ombre ». Mais là où celles-ci instauraient netteté et précision définitives, l’ombre filmée n’est que fluidité et glissement, en fonction de la course du soleil, du vent et du tombé du matériau choisi pour le drapeau. Le temps y prend cette qualité profondément dialectique qui est la sienne. Il crée, par son inscription même, de la diégèse, mais une diégèse vide, un pur écoulement (6). Mais cet écoulement est en fait un effet de l’art. En effet, le film, au terme de sa durée de dix minutes, est repris en miroir pour un écoulement inversé. On retrouve donc ici la même tension entre réalité et abstraction, mobilité et stase, diégèse et non-diégèse. A l’extérieur, l’intervention de l’artiste joue avec les éléments, en anticipe et matérialise le jeu, le mouvement du soleil et sa production d’ombres mobiles, le miroir d’eau et ses variations incessantes. Parfois, une présence exogène mais soigneusement réfléchie intervient, un cube de pierre, un banc. A l’intérieur, la condensation métaphorique fait travailler ensemble le bois et le métal, par exemple. La souche est du bois mort, doublement mort même, puisque déraciné et calciné, et cela même si elle abrite en son cœur toute l’histoire de l’arbre (ce qui en fait un « objet de croissance repliée trait sur trait », comme le note G. Didi-Huberman (7)). Et paradoxalement, c’est le métal qui apparaît vivant, tranché à vif par la découpe au laser, et vivant aussi des ombres qu’à son tour il génère. L’une, la souche, est dans une logique d’inscription généalogique, historique, intensément repliée en elle-même ; l’autre, le métal, comme le végétal, est dans un présent fluctuant.
L’exposition à la galerie des Ponchettes ainsi qu’au MAMAC est une exposition d’intérieur. Toutefois, on voit bien que beaucoup de pièces de l’artiste ont la capacité de migrer d’un espace à l’autre, d’être reprises et recontextualisées. Toutefois, un matériau (si c’est bien le terme qui convient) prend dans l’exposition présente une importance particulière : il s’agit de l’écriture. Des mots, en néon, en acier, en plomb figurent depuis longtemps dans diverses œuvres de l’artiste, où ils désignent des noms scientifiques de plantes, des termes isolés, des maximes latines, des noms de cépages, etc. Ils sont de la plus grande importance, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ils ont le pouvoir d’instituer (c’est le principe même de l’acte de nomination) autant d’univers d’objets, de savoirs et de pensées à travers lesquels l’artiste se fait le discret passeur. Du coup, l’œuvre s’inscrit dans l’ensemble plus vaste qu’elle évoque et qu’elle rend lisible, comme dans l’écriture spéculaire en néon de la Chartreuse de Villeneuve-lez-Avignon (2009, Miror et istas virtutes in anima ). Elle donne au spectateur un repère fort, une orientation (parfois littéralement, comme dans Nord Sud , 2003, mots inscrits en lettres géantes sur des containers ; ou philosophiquement, dans Axis Mundi/ Ambulare,Specere, Admirare, Ire dans le cloître du cimetière de la Chartreuse) , créant un contexte qui déplace et accroît la signification de l’œuvre. Il y a dans ce travail une poétique du mot-signe sur laquelle il faut s’arrêter un instant.
Dans le cas de la pièce présentée à la galerie des Ponchettes, comme c’était d’ailleurs le cas dans une œuvre antérieure, une phrase en lettres de plomb descend le long d’un tronc ou d’une poutre. Sans doute pouvons-nous y voir une manifestation du « rite antique des noces de l’arbre et du langage » (8) La lecture qui accompagne le mouvement descendant de l’inscription en révèle la teneur : Suivre le mouvement de l’ombre , en même temps qu’elle invite à une action et en mime en quelque sorte la réalisation. Nous sommes devant un acte de langage, une prescription qui, à l’instar de la série des verbes énoncés par Richard Serra, est une quasi-réalisation de l’énoncé, un quasi-performatif. Ce caractère performatif du langage fait de lui un matériau à part entière de la sculpture, comme c’est le cas chez Serra ou chez Lawrence Wiener par exemple. Car ce qu’il met en jeu, c’est une épaisseur temporelle, ce qui se joue entre l’action qui a (peut-être, imaginairement) été, et l’énoncé (l’injonction) qui a présidé à son effectuation. Ce passage du temps comme matériau de la sculpture, Henri Olivier l’a sans doute rencontré au contact des artistes de l’Art Minimal ou de l’Arte Povera. La pièce produite pour le MAMAC reprend, avec quelques modifications, une phrase que l’artiste avait déjà utilisée dans une œuvre d’extérieur : Que faire en un lieu à moins que l’on y songe . Inspirée du début d’une fable de La Fontaine (Le lièvre et les grenouilles ), la phrase ainsi modifiée met bien l’accent sur la dimension onirique et méditative de l’univers d’Henri Olivier : le lieu dans lequel il s’inscrit est l’espace de la pensée et du rêve. Mais pour nous, cette phrase pseudo-interrogative résonne aussi de l’interrogation de Mario Merz dans un de ses travaux de 1969, et qui devait d’ailleurs donner son titre à l’exposition dans son ensemble : Que Fare ? , écrit en lettres de glaise (9). La lointaine référence au texte de Lénine de 1912 s’interrogeant sur la nature de la révolution prolétarienne à venir, sans doute encore présente dans l’ébullition des années soixante, est ici bien loin. Mais cela ne doit pas nous empêcher de percevoir dans l’œuvre apaisée d’aujourd’hui quelque chose des doutes et de l’angoisse (et de l’ironie) que Mario Merz exprimait dans son œuvre, « ce tourbillon de pensées en formation ». A son tour, la quiétude ironique de la fable animale laisse transparaître le sentiment de finitude et d’irréalité qui est le nôtre aujourd’hui. Que faire en un lieu, même (et surtout) si ce lieu est un dépôt d’œuvres d’art ? A moins de n’avoir de l’art qu’une vision restreinte, le musée n’est pas un gîte sûr, il est travaillé par les forces de l’extérieur. Ce lieu travaillé par l’espace, inéluctablement, voilà qui « intranquillise » l’œuvre et la met en péril.
Biographie de Régis Durand (voir le texte) Régis Durand a été successivement universitaire, directeur du Centre national de la photographie et du Jeu de Paume à Paris. Il est actuellement directeur du Printemps de septembre à Toulouse—Festival de création contemporaine, critique d’art et organisateur d’expositions indépendant. Il collabore régulièrement à plusieurs revues, notamment Art Press et l’Architecture d’Aujourd’hui . Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la photographie et l’art contemporain, dont Le Regard pensif—Lieux et objets de la photographie , Editions de la Différence, 1988, (3 ème édition 2002) ; Disparités—Essais sur l’expérience photographique II, Editions de la Différence, 2002 ; L’Excès et le reste—Essais sur l’expérience photographique III, Editions de la Différence, 2006 ; Images-mondes—de l’événement au documentaire, Monografik Editions, 2007 (avec Paul Ardenne). Parmi ses expositions les plus récentes : Territoires partagés, Peinture et photographie aujourd’hui, Château de Vence/Fondation Emile-Hughes, 2007 ; La Photographie n’est pas l’art : Collection Silvio Perlstein , Musée d’Ixelles, Bruxelles et Musée d’art contemporain, Strasbourg, 2010 ; Attention à la figure, Château de Vence/Fondation Emile Hughes, Vence, 2011 (dans le cadre de l’opération La Côte d’ Azur et le modernité) ; La Morade del hombre—La Vie habitante de l’homme, Œuvres de la collection de Martin Z. Margulies, Fondations Colectania et Suñol, Barcelone, 2012. |